Rapport mensuel de l'Observatoire du football du CIES

n°12 - Février 2016

Les joueurs étrangers dans les équipes

Drs Raffaele Poli, Loïc Ravenel et Roger Besson

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1. Introduction

La part des joueurs étrangers dans les équipes de football professionnelles a constamment augmenté lors des 30 dernières années. Cette évolution est particulièrement forte en Europe suite à l’effet croisé de facteurs juridiques et économiques. L’arrêt Bosman de 1995 a fortement affaibli le régime de quotas jusque-là en vigueur, tandis que le développement du football en tant qu’industrie de spectacle, avec notamment l’entrée en scène des télévisions payantes, a permis à la plupart des clubs d’augmenter leurs recettes et d’élargir leurs aires de recrutement.

Jusqu’en 1985, le pourcentage de joueurs importés dans les effectifs des équipes des cinq grandes ligues européennes n’a jamais été supérieur à 10%. A partir de cette date, la part des étrangers s’est accrue de manière ininterrompue. La plus forte augmentation s’est produite entre 1995/96, la dernière saison avant l’entrée en force de l’arrêt Bosman, et 2000/01 (de 18,6 à 35,6%). Bien que de manière moins marquée, la croissance a continué par la suite.

Figure 1 : % de joueurs étrangers dans les cinq grandes ligues européennes (1985/86-2015/16)

Qu’en est-il aujourd’hui à l’échelle des ligues du monde entier ? Ce rapport analyse la présence de footballeurs étrangers dans les championnats de première division de 37 pays : 12 européens, 12 asiatiques, 12 d’Amérique latine ainsi que la MLS1. A l’intérieur de chaque zone, les ligues ont été choisies en fonction de leur compétitivité. Les données se réfèrent aux joueurs présents dans les effectifs des clubs au mois de décembre 2015 ayant disputé des rencontres de championnat depuis le début de la saison en cours ou à peine terminée.

2. Les étrangers dans les meilleures ligues du monde

Les joueurs étrangers représentent 26,6% des effectifs des clubs faisant partie des 37 ligues analysées. Les équipes européennes et de la MLS américaine sont de loin celles ayant le plus recours à une main d’œuvre extranationale. Au sein de ces ligues, presqu’un footballeur sur deux a été importé de l’étranger. Cette proportion est bien plus faible en Asie et en Amérique latine.

Figure 2 : % de joueurs étrangers, par zone géographique

Le pourcentage relativement faible mesuré en Asie s’explique par l’existence de quotas restreignant fortement la présence de footballeurs étrangers dans les équipes. Ces limites visent à permettre aux joueurs nationaux d’évoluer dans les meilleures équipes du pays. Sans quotas, les clubs asiatiques feraient certainement davantage recours à l’importation de joueurs pour composer leurs effectifs. Si l’existence de quotas est en ce sens utile, sur le long terme, le véritable enjeu pour le développement du football en Asie réside dans la capacité des clubs, des ligues et des associations nationales à améliorer le niveau de la formation offerte aux talents locaux.

L’enjeu est de nature différente en Amérique latine. Contrairement à l’Asie, en Amérique du Sud le football est historiquement le sport-roi. Ce continent joue un rôle primordial dans l’exportation de joueurs aux quatre coins du globe. Les équipes latino-américaines n’hésitent pas à donner leur chance à des footballeurs locaux pour les transférer contre de l’argent à l’étranger. Le principal enjeu pour l’Amérique latine est de poursuivre les efforts dans le domaine de la formation pour faire face à une concurrence accrue, tout en limitant le degré de spéculation autour des jeunes joueurs afin de favoriser l’éclosion de plus de talents.

Enfin, pour la plupart des ligues européennes et la MLS américaine, l’enjeu premier est de reconnaître l’importance de disposer de footballeurs formés localement dans les meilleures équipes du pays. Le choix de facilité pourrait en effet pousser de plus en plus de clubs à abandonner tout travail de formation. Or, ceci reviendrait à affaiblir le club en tant qu’institution enracinée dans un territoire au profit d’autres équipes et de nombreux intermédiaires actifs sur le marché des transferts.

Au niveau de l’âge, les footballeurs étrangers dans les ligues analysées sont en moyenne moins jeunes que les joueurs nationaux : 27,1 comparé à 25,7 ans. Si 13,2% des footballeurs de moins de 21 ans sont étrangers, ces derniers représentent 33,8% des effectifs parmi les joueurs de plus de 28 ans. Dans la majorité des cas, les footballeurs débutent au plus haut niveau dans leur pays de naissance et ne s’expatrient qu’après avoir prouvé leur talent dans des clubs professionnels nationaux. Néanmoins, l’âge moyen de première migration internationale tend à diminuer du fait du recrutement international d’un plus grand nombre de très jeunes joueurs.

L’analyse par poste montre que le plus fort pourcentage d’étrangers se trouve parmi les attaquants (34,9%). À l’opposé, seul un gardien sur cinq est étranger (20,5%). Cette proportion est d’environ un joueur sur quatre pour les défenseurs et les milieux. Lorsqu’il s’agit de recruter à l’étranger, les clubs tendent à privilégier les attaquants. Par conséquent, à valeur ou expérience égales, un attaquant peut s’expatrier plus facilement que les joueurs évoluant à d’autres postes.

Figure 3 et 4 : % de joueurs étrangers, par catégorie d’âge et par poste

3. Les joueurs étrangers dans les ligues latino-américaines

Parmi les ligues d’Amérique latine analysées, le plus faible pourcentage d’étrangers a été mesuré au Brésil. Ce résultat s’explique par la grande tradition footballistique de ce pays et son rôle clé dans l’exportation de joueurs. Dans ce contexte, les clubs brésiliens préfèrent donner leur chance à des footballeurs locaux plutôt que d’en importer de l’étranger. La proportion de joueurs importés est aussi inférieur à 10% dans le deuxième plus grand exportateur d’Amérique du Sud, l’Argentine, ainsi que dans cinq autres pays. À l’opposé, le plus fort pourcentage a été mesuré au Mexique, un pays où les clubs disposent de moyens importants.

Le pourcentage d’étrangers en Amérique latine ne dépasse pas 20% pour aucun des postes pris en compte : entre 10,9% pour les défenseurs et 19,1% pour les attaquants. En moyenne, les joueurs étrangers sont bien plus expérimentés que les nationaux : 28,5 ans comparé à 25,3. Il s’agit de l’écart le plus marqué parmi les zones continentales analysées. Dans la plupart des cas, les footballeurs étrangers en Amérique latine sont recrutés dans une perspective de résultats et non dans l’optique de réaliser des plus-values sur le marché des transferts.

Figure 5 et 6 : % de joueurs étrangers par ligue et par poste, Amérique latine

4. Les joueurs étrangers dans les ligues asiatiques

Dans dix des 12 championnats asiatiques pris en compte dans l’étude, la proportion d’étrangers se situe entre environ un dixième et un cinquième des effectifs. Le pourcentage de joueurs importés dépasse 30% dans deux pays seulement : l’Australie et le Qatar. La plus forte ouverture internationale de la ligue qatarie par rapport aux autres championnats asiatiques analysés n’a pas empêché les dirigeants locaux de mettre en place un ambitieux programme de formation développé au sein de l’Académie Aspire. Ce centre sportif de pointe réunissant des experts du monde entier vise à former les joueurs de l’équipe nationale pour la Coupe du Monde 2022.

Il existe de très forts écarts dans le pourcentage de joueurs étrangers selon le poste considéré. Comme dans les autres zones analysées, la plus forte présence relative des joueurs importés a été mesurée parmi les attaquants : 31,1%. Dans un contexte où des quotas limitent fortement l’importation de footballeurs, les clubs asiatiques tendent à cibler leur recrutement international sur des attaquants. Comme en Amérique latine, les étrangers sont bien plus âgés que les nationaux : 28,5 ans contre 26,6. En Asie aussi, les transferts internationaux ne visent pas en priorité la réalisation de plus-values sur le marché des transferts.

Figure 7 et 8 : % de joueurs étrangers par ligue et par poste, Asie

5. Les joueurs étrangers dans les ligues européennes

Dans aucune des ligues européennes analysées, la proportion d’étrangers est inférieure à un cinquième. Dans six cas sur 12, ce pourcentage dépasse 50%. La valeur record a été mesurée pour la Premier League anglaise (66,4%). Partout en Europe, les étrangers représentent une part importante des effectifs. La valeur particulièrement faible mesurée en Ukraine est en partie liée à l’éclatement du conflit avec la Russie. Les pourcentages relativement bas observés en France, aux Pays-Bas et en Espagne reflètent par contre en premier lieu l’importance attribuée à la formation dans ces pays.

Les étrangers représentent au moins 40% des joueurs indépendamment du poste. Comme ailleurs, la plus forte présence relative a été mesurée chez les attaquants. Plus d’un attaquant sur deux dans les ligues européennes incluses dans l’étude est étranger (55,2%). L’âge moyen des étrangers est proche de celui des joueurs nationaux : 26,1 ans comparé à 25,5. Très nombreux, les joueurs importés ne jouissent désormais plus de statut particulier au sein des équipes des meilleurs championnats du vieux continent.

Figure 9 et 10 : % de joueurs étrangers par ligue et par poste, Europe

6. Les joueurs étrangers dans la MLS

Lors de la saison 2015, les étrangers représentaient presque la moitié des joueurs des équipes de la MLS. Leur répartition entre clubs était relativement homogène. Seulement trois équipes disposaient de moins de 10 joueurs importés : New England Revolution, DC United et Toronto FC. Les nombreux joueurs américains de cette dernière équipe n’ont pas été inclus dans la catégorie des étrangers. A l’opposé, Vancouver Whitecaps, Orlando City et Seattle Sounders avaient le contingent le plus fourni de joueurs importés.

Comme dans les autres zones, les étrangers sont sur-représentés parmi les attaquants : 60,9%. À l’opposé, seuls 15% des gardiens des équipes de la MLS ont été importés. Ce résultat reflète l’existence d’une importante tradition dans la formation de gardiens aux États-Unis. De nombreux gardiens américains sont par ailleurs actifs à l’étranger. L’âge moyen des étrangers ne diffère pas beaucoup de celui des joueurs nationaux : 27,4 ans contre 26,3. Au total, la MLS réunit des joueurs relativement âgés.

Figure 11 et 12 : % de joueurs étrangers par club et par poste, MLS

7. Les véritables enjeux des mobilités internationales

Dans l’histoire du football, les joueurs étrangers ont longtemps occupé une place de choix au sein des équipes. L’existence de quotas limitant drastiquement leur présence obligeait les clubs à cibler leur recrutement international sur des joueurs expérimentés. Ceux-ci faisaient le plus souvent partie des meilleurs joueurs de l’équipe et devenaient de ce fait les « chouchous » du public. Cette situation a passablement changé aujourd’hui, notamment en Europe.

L’abandon ou l’affaiblissement des quotas dans le vieux continent a abouti à une multiplication des flux internationaux. Pour la plupart des ligues, le bilan qualitatif de l’échange entre joueurs importés et joueurs exportés est désormais négatif. Les principaux bénéficiaires de la libéralisation des flux sont les meilleurs clubs des ligues les plus puissantes financièrement. Ces équipes dominantes peuvent en effet concentrer les talents de manière encore plus forte que dans le passé. Ce processus se trouve au cœur de la détérioration de l’équilibre compétitif en Europe.

Les possibilités financières permettant de recruter les meilleurs joueurs indépendamment de leur origine peuvent cependant constituer un piège. Elles peuvent en effet amener les équipes à négliger la formation de joueurs locaux. Or, tous les clubs ayant marqué l’histoire du football moderne, en Europe (Real Madrid, Ajax, Bayern Munich, Milan, Manchester United) comme ailleurs (Santos, Flamengo, Boca Juniors, River Plate), disposaient de plusieurs éléments formés sur place, ce qui a fortement contribué à bâtir leur légende. L’exemple le plus récent est celui de Barcelone.

Le recrutement d’un nombre pléthorique de joueurs étrangers au détriment des footballeurs locaux, voir nationaux, peut aussi cacher une utilisation outrageusement spéculative du marché des transferts dans une perspective de court terme qui tend à miner la durabilité des clubs. Dans le cadre de ces politiques, les joueurs étrangers ne sont pas recrutés en tant qu’éléments censés renforcer l’équipe sur le long terme, mais plutôt dans l’optique de les valoriser et les transférer contre de l’argent. Ces transactions ont souvent cours au bénéfice des acteurs impliqués dans les réseaux de recrutement encore plus qu’à l’avantage des clubs d’emploi.

Les enjeux financiers sous-jacents aux transferts en général et aux transferts internationaux en particulier tendent à affaiblir les footballeurs locaux. Ces derniers sont en effet moins intéressants dans une perspective commerciale parce que déjà disponibles sur place. Le déséquilibre entre nationaux et étrangers, mauvais résultats aidant, peut amener à une désaffection du public et aboutir à une remise en cause du rôle du club comme outil d’identification à une ville ou un territoire donné. Comme dans le domaine migratoire de manière plus générale, l’étranger peut alors devenir le bouc émissaire idéal permettant au public de se défouler.

Il est dès lors de la plus haute importance que les instances gouvernantes du football et les autorités étatiques œuvrent de manière conjointe pour limiter les arrangements douteux autour des transferts, notamment à l’échelle internationale. Il est aussi important de changer les mentalités au sein des clubs de tout niveau afin que la formation de talents locaux soit considérée comme un investissement utile sur le long terme et ne soit pas vécue comme une contrainte ou une œuvre sociale à « vendre » aux collectivités locales sans réel retour sportif espéré ou recherché.

Des joueurs talentueux naissent partout dans le monde. Ce qui manque en premier lieu, ce ne sont pas tant les talents que le contexte favorable à leur épanouissement. Pour encourager plus de clubs dans le monde à ne pas tomber dans le piège de la facilité en transférant des joueurs à tout va et en vendant leur âme aux acteurs du marché, encore faudrait-il que la formation soit mieux protégée et rémunérée. Voici un autre vaste chantier qui attend les organes dirigeants du football.

 

 

Rapport mensuel n°12 - Février 2016 - Les joueurs étrangers dans les équipes